Friday, April 24, 2015

La justice en amont et en aval au Luxembourg.


Guantanamo anyone? Photo ET




















La justice en amont et en aval au Luxembourg.

Les tribulations du gouvernement luxembourgeois dans les platebandes du terrorisme.

Le 24 septembre 2014, la résolution 2178 du Conseil de Sécurité des Nations Unies fut adoptée à l’unanimité. C’était une des 6 plus hautes réunions depuis la création des Nations Unies il y a 70 ans. La résolution définit une stratégie mondiale dans la lutte contre le terrorisme, et notamment contre les « combattants terroristes étrangers ».

Extrait du libellé de la résolution :

« Dans la résolution 2178, adoptée à l’unanimité de ses 15 membres, le Conseil exprime sa volonté d’élargir aux combattants terroristes étrangers, notamment ceux qui sont recrutés par l’État islamique d’Iraq et du Levant (EIIL) et le Front el-Nosra, les sanctions qui frappent actuellement les individus et entités visés par le Comité contre Al-Qaida.

Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, il se déclare « fermement résolu à envisager » l’inscription, sur cette liste, des « groupes, entreprises et entités associés à Al-Qaida qui financent, arment, organisent et recrutent pour son compte ou qui soutiennent ses actes ou activités, y compris à l’aide des nouvelles technologies de l’information et des communications comme Internet et les médias sociaux ».

Le Luxembourg et les Etats-Unis, co-auteurs de la résolution 2178 du Conseil de Sécurité

En tant que Membre du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le Luxembourg s’est associé aux Etats-Unis pour être co-auteur de la résolution. Même dans l’enceinte de ce « Machin », les Nations Unies selon la dérision de de Gaulle, c’est un petit exploit pour le Luxembourg. Dans son discours du 24 septembre 2014 devant le Conseil, le Premier Ministre luxembourgeois Xavier Bettel a déclaré notamment :

« Pour contrer cette menace, il n’existe pas de formule magique. Comme nous sommes tous concernés, il est évident que nous devons agir ensemble. La réponse de la communauté internationale et du Conseil de sécurité doit être à la hauteur de ce défi. À cet égard, je me félicite de la résolution 2178 (2014) que nous venons d’adopter à l’unanimité, à l’initiative des États-Unis. Le Luxembourg s’est fait un honneur de s’en porter coauteur. »

M. Bettel a ensuite filtré l’essence des décisions prises pour contrer le phénomène des combattants terroristes étrangers :

  • ·         intensifier les efforts visant à prévenir la radicalisation pouvant conduire au terrorisme et à lutter contre l’extrémisme violent;
  • ·         empêcher celles et ceux qui veulent partir combattre avec des groupes terroristes de se rendre dans les zones de conflit;
  • ·         redoubler d’efforts pour tarir les sources de financement des combattants terroristes étrangers.


En ce qui concerne ce dernier point, le financement du terrorisme, M. Bettel a ajouté « qu’en tant que centre financier international, le Luxembourg est conscient de ses responsabilités particulières en la matière et s’est doté d’un arsenal complet et cohérent de mesures législatives et réglementaires en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme et porte une attention particulière à leur mise en œuvre. »

Tout a fait logiquement, dans la poursuite de cet engagement déterminé, le gouvernement a déposé le 7 janvier 2015, le projet de loi 6761 « portant mise en œuvre de certaines dispositions de la Résolution 2178 (2014) du Conseil de sécurité des Nations Unies et portant modification du Code pénal et du Code d’instruction criminelle. » Cette résolution même qui est inspirée par le Luxembourg.

Malaise chez les magistrats ?

Mais les magistrats semblent se rebiffer. D’abord on aurait pensé que le gouvernement, avant de se lancer dans une opération de co-auteur d’une résolution du Conseil de sécurité, avec vocation d’influencer la façon dont justice est rendue mondialement, aurait pris soin de consulter ses plus sages magistrats. S’il l’a fait, ils auraient été ignorés ?

Ce qui froisse les robes est la perception que les droits des citoyens seraient mieux protégés par les services judiciaires que par les services secrets, rapporte PaperJam. Or comment mener une lutte préventive sans les services de renseignement ? Où se trouve la disjonction logique ?

C’est le caractère préventif qui chiffonne les défenseurs de la procédure pénale actuelle. Ils perçoivent des déchéances possibles « des valeurs aussi essentielles telles que la présomption d'innocence, l'exigence d'une preuve suffisante (et donc au moins d'actes préparatoires à une infraction) le droit à un procès équitable, la publicité des débats, transparence et légalité des preuves sans parler de la motivation de décisions et de tout droit de faire appel. »

Il est sage de donner l’alerte à l’approche de la pente glissante, si, comme dans ce cas on s’avance entre autres vers le crime de pensée. Avec cette avancée en amont de l’action criminelle violente même, une simple suspicion déclencherait-elle la mise en œuvre de tout un nouvel arsenal, qui va au-delà des méthodes pénales et valeurs énumérées?

Le terrorisme n’est pas seulement une affaire pénale

Le terrorisme se situe à l’intersection de l’acte de guerre, du crime de guerre, et de l’affaire pénale. Ni la Résolution 2178, ni le projet de loi ne s’étendent beaucoup sur ces aspects. Les magistrats les frôlent, avec quelques considérations sur l’emploi des services secrets, sans parvenir au niveau de la discussion du statut de » combattant terroriste étranger »,  Ils se cantonnent dans des considérations que d’aucuns résumeraient comme anti-SREL.

Pourtant l’aspect guerre aurait dû être considéré, car les Etats-Unis, co-auteurs de la résolution, ont Guantanamo à peine caché dans leur débarras.  C’est un élément de controverse. C’est aussi une solution, que beaucoup semblent désapprouver : comment traiter un prisonnier de guerre qui est un terroriste ? Le Luxembourg fait partie des critiques de Guantanamo. Le Président Obama aussi. Dommage que la discussion n’ait pas eu lieu, car se pose la question de la détention d’un terroriste suspecté. Menace pour la société, sa détention nécessaire soulève toutes les questions des critiques de Guantanamo.

Il y a d’abord ceux qui disent que le terrorisme est une forme de guerre. ISIS et d’autres groupes terroristes le disent aussi. Ils la déclarent même, et le langage onusien les appelle combattants. Il est difficile d’imaginer que ceux-là, comme corollaire de leurs déclarations de guerre appliqueraient les Conventions de Genève sur la guerre à quiconque tombe entre leurs mains, civils ou militaires. Ils les assassinent brutalement.

Guantanamo a été une initiative pour plus ou moins maintenir un semblant d’adhésion à ces conventions et règles. L’argumentaire puise dans les sources de la Convention de Genève, concernant les acteurs non-étatiques (ici les combattants terroristes étrangers) dans les conflits armés. Ces combattants définis de la sorte, « ne bénéficient pas des droits et privilèges du combattant ; l’acteur non-étatique est un criminel de droit commun et il est licite de le mettre hors d’état de nuire par des condamnations sommaires et des mesures répressives. Un combattant ne peut voir son statut régulier reconnu que s’il porte les armes ouvertement, et s’il revêt un signe distinctif. » (Julie Saada, autres, 
« Les acteurs non étatiques dans les conflits armés » Agence Universitaire de la Francophonie, 2010).

La résolution ne tranche pas quant au statut du combattant terroriste étranger. Mais que la guerre soit déclarée ou non a certainement des implications légales et politiques. En fin de compte, face à une menace on oppose une légitime défense. C’est donc la réponse du Conseil de Sécurité : à la guerre on répond par les règles de la guerre.

En décidant de la sorte que la réponse est une quasi-guerre, pour la gagner il faudra veiller à ne pas violer les principes de l’art militaire. En ce cas certainement pas celui qui exige la recherche permanente du renseignement. Or dans cette guerre ou l’ennemi se fond dans la population et est difficilement détecté avant qu’il ne commette un acte de guerre, la recherche du renseignement doit nécessairement cibler bien en amont de l’acte de guerre. Vu sous l’angle des objectifs de la résolution, la prévention du terrorisme est une opération clandestine de collecte du renseignement  par les services secrets, puis une opération de Police et même de surveillance du secteur bancaire par l’application des mesures contre le financement du terrorisme du GAFI. Il est faux de faire opérer Police et Services Secrets au même niveau, au même moment avec les mêmes moyens.
Pour déduire de la résolution 2178 une loi qui soit applicable en amont et donne en même temps quelques apaisements aux gardiens des principes de la procédure pénale, il faudra lui donner une application étroite.

Faute de consensus en profondeur, la loi devrait être spécifique

Cette loi inverse la charge de la preuve de la culpabilité et la transfère de l’accusation à l’accusé, qui doit produire la preuve de son innocence. Cette innovation inquiète les magistrats. Seulement une application étroite pourra mitiger les possibles abus.  

Le besoin d’être spécifique demande une liste publique, publiée et maintenue par le gouvernement ou par une organisation internationale telle que les Nations Unies, décrivant les infractions possibles, ainsi qu’une liste publique des organisations terroristes désignées. C’est annoncer clairement que l’intention de développer des activités en support et de joindre ces organisations terroristes seront les preuves « prima facie » pour établir qu’une personne est un terroriste. A moins que l’accusé ne produise une preuve pour se disculper. Cette obligation d’apporter la preuve de son innocence est le fait important : la charge de la preuve s’est déplacée vers le suspect.

Il est clair que la résolution et la nouvelle législation qui en découle sont nées de la peur, et que l’on pourra disserter sur l’acceptation du public de céder des libertés pour plus de sécurité. Nous avons déjà cédé, comme par exemple pour la sécurité dans les aéroports, qui affecte les 100% d’entre nous. Cette nouvelle loi-ci en fait n’affecte que 0,01% de la population, les candidats terroristes. En fin de compte, elle oppose le droit de l’individu d’appartenir a une organisation terroriste contre le droit à la vie du reste de la population, nous autres 99,9%.

L’enfer judiciaire luxembourgeois pour le faux djihad

Il eut été intéressant que les magistrats luxembourgeois s’arrêtent aussi sur un réel scandale actuel, alors qu’ils expriment des réserves théoriquement légitimes quant à l’application du présent projet de loi. Ce scandale est tout luxembourgeois et les concerne directement. Je parle de l’incroyable désorganisation de la Justice luxembourgeoise, qui très souvent ne parvient pas à délivrer justice dans des délais raisonnables. En effet, au Luxembourg la justice est souvent différée, donc déniée, ou pire, classée, faute de moyens, de savoir-faire et de volonté politique. A la "rentrée judiciaire" en automne 2011, le Procureur Général Robert Biever a confirmé ce que tous les criminels et leurs victimes savent: le Luxembourg est un Paradis judiciaire pour les criminels, un enfer pour les victimes, car la Justice n'a pas les moyens de sa mission. Selon le Procureur, en particulier quand il s'agit de crimes financiers et de blanchiment d'argent, (dont le financement du terrorisme évoqué par M. Bettel), 1.500 affaires prescrites ont dû être classées faute de moyens de 1990 à 2011, en moyenne 75 crimes financiersimpunis par an! Aussi le Luxembourg se fait-il régulièrement condamner par la Cour Européenne des Droits de l’Homme pour ses violations de l’article 6-1 de la convention européenne des droits de l’homme sur les procès équitables et notamment les délais déraisonnables.

J’aime citer le cas tragi-comique de la vache volée au fermier de Mertzig : au bout de 12 années de procédures, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a condamné le Luxembourg pour avoir failli d’organiser sa justice. Ne parlons pas de l’affaire du siècle, que dis-je, l’affaire de deux siècles, connue sous le nom de Bommeleeër : après 30 ans de procédures, il n’y a pas d’espoir de voir une fin. Les 22 attentats à la bombe n’ont pas produit assez de preuves pour conclure l’affaire, mais un limogeage d’officiers de Police confirmant l’alarmant malaise !

Cette inefficacité judiciaire punit les victimes. J’ai moi-même une affaire en cours depuis plus de 11 ans en tant que plaignant, sans voir la fin. Ainsi des hommes et des femmes, victimes de crimes, se retrouvent avec des années gaspillées, par négligence, paresse ou incompétence, un scandale pour le pays co-auteur de la résolution 2178, donnant des recommandations au monde entier pour organiser leur justice en vue de la lutte anti-terroriste.

Cet aspect de l’organisation défectueuse de la justice luxembourgeoise, ou plutôt l’absence d’un système obligatoire pour parcourir les différentes étapes de la procédure dans des délais raisonnables, est sans aucun doute l’argument le plus puissant pour ventiler des graves réserves au sujet du présent projet de loi. Parce que la charge de la preuve s’est déplacée, que le suspect doit apporter la preuve de son innocence, le système judiciaire luxembourgeois, désespérément lent dans tous les domaines doit absolument accélérer ses procédures. Pour la nouvelle loi antiterroriste, où un innocent pourrait être faussement accusé de terrorisme, donc détenu, les lenteurs procédurales créeront une nouvelle classe de victimes des délais déraisonnables, avant de pouvoir apporter sa preuve d’innocence.

Certains appellent le projet de loi antiterroriste encore Patriot Act à la luxembourgeoise, une critique implicite des Etats-Unis. J’ajouterais cette autre cible de prédilection européenne quant aux valeurs américaines : Guantanamo déjà cité. Si la loi antiterroriste luxembourgeoise est appliquée avec les lenteurs décrites plus haut, le terroriste « prima facie «  faussement accusé, risque son Guantanamo luxembourgeois pendant longtemps, très longtemps. Peut-être verra-t-il plus d’un Procureur Général partir à la retraite avant sa relâche.


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