Monday, November 12, 2012

Qatar: Les grands choix stratégiques du Grand Duché de Luxembourg

A la croisée des routes. Sunst, Key West, Florida. Photo ET


Qatar: Les grands choix stratégiques du Grand Duché de Luxembourg

Un petit pays sait qu'on a souvent besoin de plus grand que soi. L'inverse, que l'on a souvent besoin d'un plus petit que soi, fleurit plutôt dans les fables. Fort de cette sagesse, le Luxembourg a toujours œuvré pour compenser ses faiblesses, en adhérant à des alliances avec plus grand que soi pour sa sécurité, à des partenariats économiques et des unions politiques. Certains ont donné à nos récentes relations avec le Qatar le caractère de "relation stratégique". Le Qatar est-il vraiment une relation stratégique, et quelle est cette stratégie? Est-il plus grand que nous ou avait-on besoin de plus petit que soi?

Nos partenaires stratégiques traditionnels

Historiquement, le Luxembourg a toujours eu besoin de plus grand que soi économiquement. Ce fut le cas avec le Zollverein, suivi en 1921 par une relation économique et monétaire très étroite avec la Belgique scellée par la signature du traité d'Union économique belgo luxembourgeoise. L'après-guerre a vu l'extension de l'UEBL au Benelux, pour aboutir à l'UE.

Pour sa sécurité extérieure, après les leçons sur la validité de son ancien statut de neutralité, le Luxembourg a rejoint des alliances, l'Union de l'Europe Occidentale (UEO) d'abord sous la panique de la menace soviétique d'après-guerre, puis l'OTAN, qui est essentiellement le parapluie nucléaire américain. Ces politiques étaient destinées à nous fournir une stabilité économique et financière, des marchés, des innovations et à garantir notre sécurité extérieure. Elles étaient portées par un large consensus national. Les arrangements entre Etats se prolongeaient aussi dans la vie par des réalisations concrètes d'échanges économiques et culturels, des implantations d'entreprises grâce à une promotion ciblée du Luxembourg aux Etats-Unis, au Japon et dans les pays européens. Bref, une ouverture du pays sur l'extérieur.

Le Qatar est-il un partenaire stratégique?

Il faut le penser, étant donné que les échanges officiels au plus haut niveau ont initié les relations économiques subséquentes, et en sont même parties. Cela correspond à une politique volontairement menée, c'est donc une stratégie. Est-elle heureuse et bien pensée?

Les pays du Golfe regorgent de richesses en hydrocarbures. Ces richesses se retrouvent généralement dans des fonds souverains ou le "souverain" du pays et le fond sont souvent la même entité. Ou alors elles se retrouvent dans une suite de "family offices" des quasi banques privées. Il n'est certes pas interdit à un centre financier d'attirer cette clientèle. Mais elle est particulière et demande des lignes de conduite et un encadrement particuliers. 

La stratégie est reflétée par des visites multiples de MM. Krecké et Frieden qui ont emmené à l'occasion le Grand-duc héritier. Fort de mes anciens instincts et expérience, j'ai mis en question cet engouement, qui me paraissait sans nuance, pour ce genre de partenaire privilégié (1) (feierwon.blogspot.com du 23 juin 2011). La plus belle illustration du grand écart que le Luxembourg s'apprêtait à faire avec le Qatar a été donnée par le Ministre Krecké, qui a déclaré à l'occasion que "si nous restons attachés à nos principes, nous perdrons le business!" Au point qu'un illustre membre d'Amnesty International, Monsieur Robert Altmann s'est ému aussi dans une lettre publique de cette amitié. (2).

Les objections ne s'arrêtent pas aux seules questions de principe. Le choc culturel est large. La constitution du Qatar est telle, qu'elle ne servira pas de modèle à le révision de la constitution luxembourgeoise (3) La loi islamique est appliquée et est susceptible d' hérisser quelques poils occidentaux. La législation du travail est rudimentaire, les dizaines de milliers de travailleurs migrants sont soumis aux velléités des employeurs et les syndicats n'existent pas.

Déjà quelques orientations fondamentales du Qatar semblent renfermer des sources de conflit avec les positions internationales du Luxembourg, voire la mentalité luxembourgeoise. Ainsi il y a déjà conflit avec un Luxembourg, membre du Conseil de Sécurité de l'ONU, et la position sur le Hamas, organisation terroriste pour nous, objet de largesses financières pour le Qatar. Le Moyen Orient devient un champ de mines pour notre diplomatie entre ONU, Hamas, Qatar, Iran et Israël. Il est vrai que l'on ne peut gérer cela que si on laisse filer quelques principes comme disait l'autre.

Enfin et c'est presque une caricature, le Qatar est un membre proéminent de l'OPEC, ce qui est un cartel qui manipule les prix du pétrole, tout comme Cargolux, qui comme on le sait, a manipulé les tarifs en collusion avec les autres lignes Cargo. Cargolux a été puni, le Qatar et l'OPEC pas encore. Mais ils le seront doublement: d'abord quand les Etats-Unis passeront la loi connue sous le nom de " No Oil Producing Cartels Act", ce qui donne le joli acronyme de "NOPEC", destiné à mettre fin aux chantages de l'OPEC. Le deuxième choc est entrain de se réaliser avec l'exploitation en accélération de gaz et pétrole de schiste aux Etats-Unis et dans le monde, qui sont entrain de casser les prix, avec des réserves US de 20 fois celles de l'Arabie. C'est dans cet environnement de conflit, de désaccord et d'incompréhension et de disharmonie culturelle que le Luxembourg croit avoir trouvé un nouvel allié stratégique?

Cargolux: Quand Luc s'embourbe

C'est sous un soleil écrasant qu'en février 2011 Luc Frieden débarque dans les sables du Qatar. Il reviendra au Luxembourg avec, à la surprise générale, un accord pour la participation de Qatar Airways dans Cargolux. Les uns diront qu'ils n'étaient pas au courant. Si, si répond l'autre. Entretemps  Frieden met en scène sa propre trilogie de Wallenstein avec comme acteur principal son ami François Pauly qui selon "Forum" rejoint tour à tour Hinduja pour briguer ensuite la direction de KBL, en instance d'acquisition, et finir au troisième acte dans cette même position  à la BIL. C'est sans doute une de ces fameuses synergies, sinon singeries annoncées. Voilà au moins un objectif luxembourgeois atteint donc, mais limité et tactique seulement. Le Qatar voit plus grand que cela. Car toutes les autres "stratégies" luxembourgeoises annoncées en 2011, slogans superficiels sans contenu et sans réflexion, font figure de vaudeville en rétrospective. Monsieur Juncker, qui dit-on est déjà titulaire de l'ordre "Wider den Thierischen Ernst" a fait une prestation à l'occasion de la visite du Premier du Qatar en juin 2011, qui en fait se révèle maintenant comme de l'humour noir. Il a annoncé que grâce à ce mariage arrangé par Luc Frieden, Cargolux ouvrirait des nouvelles routes, embarquerait des nouveaux clients, augmenterait ses affaires, bref créerait des nouveaux emplois. Je comprends si personne ne rit de cet humour là, un an plus tard.

Il est remarquable que le Qatar, par Precision Fund interposé, acquiert toutes ses propriétés luxembourgeoises en-dessous de valeurs repères annoncées antérieurement: €300 millions en-dessous du prix offert par Hinduja pour la KBL, 50% en-dessous du premier chiffre annoncé pour la BIL, et environ $60 millions de dollars en moins que HNA/Yangtze pour Cargolux. En commerce cette tactique  s'appelle "Bait and Switch". Il faudrait quand-même donner quelques apaisements au bon peuple à ce sujet, car Ali Baba vide notre caverne et semble connaître tous nos mots de passe.

D'un autre côté, on est resté le champion de l'ingénierie financière et réglementaire. Ainsi avec les superbes négociateurs du Qatar, on s'est creusés pour circonvenir les objections de la Commission Européenne à un accroissement futur de la participation de Qatar Airways dans Cargolux, en établissant Precision Capital à Luxembourg. Precision a bien visé et est ainsi européenne. Eux, ils ont une mission avec des objectifs, et ils ont mis en place les moyens pour atteindre leurs objectifs qui sont grands et multiples. Nous, naïfs et en crise, avons développé une mentalité de perdants. Nos objectifs sont à cette hauteur: sauver les meubles.

Un autre petit objectif particulier luxembourgeois était de permettre la sortie des investisseurs privés de Cargolux par le biais d'une acrobatie financière avantageuse pour eux, avec l'aide d'un contrat fiduciaire avec ING. Le "Land" a baptisé l'opération de "Friedengate".

Cargolux: Le gouvernement luxembourgeois décide qui fait des profits.

Tout bagne rétorque Monsieur Frieden sur les ondes de RTL. Tout est légal et transparent, et sera montré au public, qui a le droit de savoir, comme vous savez. A ce stade, sa narration s'entendait comme un exercice pratique dans un cours de logique sur les sophismes: Cargolux qui avait cessé de négocier avec Qatar Airways, se retrouve lié par un accord qui n'avait pas son accord? L'offre chinoise de HNA était de 50% supérieure, mais les vendeurs préféraient vendre pour moins. Puis les actionnaires privés voulaient quand-même plus?

Monsieur Frieden explique que c'est normal que l'actionnaire qui se retire mérite une rémunération supérieure. Ah bon, donc avec HNA ils auraient obtenu d'abord plus et encore plus selon cette logique? Retenons qu'en ce cas, en tant qu'actionnaire, moins on gagne plus on reçoit si on est privé? Les employés de Cargolux supporteraient une telle idée pour eux-mêmes. Hélas, l'histoire n'est pas crédible:
D'abord l'Etat voulait se retirer lui aussi, mais n'a pas eu le traitement de faveur, tout comme les paraétatiques qui cédaient partie de leur participation.

Ce n'est pas la pratique internationale non plus, et c'est contraire à la sagesse populaire: quelqu'un qui se retire,  qui se sauve du Titanic, y laisse son fromage. La sagesse populaire et professionnelle aurait préféré aussi le plus offrant, le groupe chinois HNA.

L'égalité entre actionnaires est également violée. Comment banaliser cela alors qu'il s'agit entre autres de l'argent du contribuable?

Et l'argument que la plus-value accordée aux investisseurs partants augmenterait la valeur des parts détenues par ceux qui restent est fallacieux. C'est plutôt leur moins-value et l'effet psychologique du sauve-qui-peut qui tire la valorisation de Cargolux vers le bas. Il ne faut pas faire d'un vice une vertu.
Comme quoi certaines relations stratégiques peuvent égarer.



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