Wednesday, January 6, 2010

Cinquantième anniversaire du "Board of Industrial Development"




Un essai pour corriger un oubli


Le 29 octobre 1958, Monsieur Joe E. Gurley, citoyen américain résidant à Luxembourg, adressa une lettre au Gouvernement luxembourgeois dans laquelle il exhorta le Ministre de l'Economie de considérer une nouvelle politique économique. Il proposa de créer un groupe d'action qu'il appelait "Board of Industrial Development" ou "BID", ayant comme but d'attirer des investissements et des activités industrielles américaines à Luxembourg.

Son argumentation était qu'une diversification des activités industrielles luxembourgeoises était sans doute désirable, sinon nécessaire, et que les industriels américains, en cette année 1958, s'engouffraient dans le Marché Commun naissant. Joe Gurley, qui possédait l'art de la communication a utilisé par la suite l'argument massue qu'en fait il y a compétition entre pays du Benelux pour ramener des investisseurs américains en Europe, et que le score dans cette course était à ce moment là: Pays Bas 87, Belgique 38, Luxembourg 0.

Sa lettre est restée sans réponse.

Tout commencement est fragile

Joe Gurley, que j'ai bien connu 20 ans plus tard, a toujours été d'un optimisme à toute épreuve. Colonel de la US Air Force pendant la guerre et agent de la vénérable CIA, il faisait partie des dirigeants de "Luxembourg Airlines" fondée en 1948. Armé de son optimisme, il allait surtout ignorer le fait qu'on ignorait sa lettre. Il a multiplié les contacts à Luxembourg et aux Etats Unis pour rallier du support à son concept.

Dans une lettre datée du 30 décembre 1958 à Guill Konsbruck, directeur général adjoint d'Arbed, Joe Gurley mentionne l'intérêt que le Prince Félix, grand-père de l'actuel Grand-Duc, a exprimé pour voir son fils Charles jouer un rôle dans les activités de ce BID. Infatigable, Joe Gurley a consulté des organisations de développement économique à New York, au Mississippi, au Colorado et a cherché à inspirer les Ministres Paul Wilwertz, Joseph Bech, Victor Bodson, Pierre Werner et Henry Cravatte.

Le 14 janvier 1959, Joe Gurley remit une proposition écrite pour la mise en œuvre du BID. Le "Comité interministériel pour le développement économique," en place depuis des années, analysait cette proposition pour la création du BID favorablement. L'avis de la Chambre de Commerce était cependant très réservé. Cet avis du début de 1959 énumérait une liste de déficiences dans l'organisation du pays, les coûts de l'énergie et de la main d'œuvre, le système d'imposition, la situation géographique défavorable et en déduisait des réactions à priori négatives quant aux intentions des investisseurs américains confrontés à de tels obstacles. Une réaction somme toute en diapason avec la devise nationale. Cependant le directeur de la même Chambre de Commerce, Paul Weber, à l'époque avait emprunté le terme "monolithique" à la géologie pour décrire la prépondérance dangereuse de l'acier dans l'économie nationale, l'équivalent d'avoir "mis tous les œufs dans le même panier." C'était une reconnaissance implicite du besoin urgent de diversifier cette économie.

Le consensus

En ce début de 1959 Joe Gurley considérait le débat en cours comme réel signe d'encouragement, alors que ses premières lettres étaient restées sans réponse. Il s'est rendu à New York en février, pour chercher le renseignement, sinon l'aide de Chase Manhattan Bank, de First National City Bank de New York, du National Foreign Trade Council, de Manufaturers Trust Company, de Bankers Trust et de Belgian-American Bank.

A son retour de New York il a contacté le nouveau gouvernement issu des élections anticipées du 1er février 1959 et notamment Paul Elvinger, Ministre des Affaires économiques, auquel il adressa une lettre le 2 mars 1959. Le 20 mars, il délivrait un discours au Rotary Club de Luxembourg ayant comme sujet "American Investments in Luxembourg". Le visionnaire venait de porter le débat sur la place publique. La survie politique de l'idée était scellée.

Le démarrage

En avril, en un laps de temps infiniment petit comparé aux lenteurs des mois antérieurs, le BID est créé. L'urgence dictée par les difficultés dans les rares autres activités industrielles du pays, hors sidérurgie, ont certainement contribué à cette soudaine détermination. Les graves difficultés et finalement la fermeture du dernier bastion de l'industrie du cuir, la société Idéal à Wiltz, (production environ 500.000 m² de cuir en 1958, à 40% de capacité, 350 emplois) représente probablement l'électrochoc qui a fait naître le BID.

Le Prince Charles devient Président et Joe Gurley devient Directeur du BID. Dès le mois d'avril Joe Gurley prend possession d'un bureau au Consulat Général du Grand-Duché de Luxembourg à New York, 200 East, 42nd Street. Au Luxembourg, un certain nombre de personnalités font formellement partie du BID, mais en réalité ne sont jamais sollicitées. Les responsabilités y reposent sur le Ministre Paul Elvinger, Alphonse Schwinnen, Conseiller au Ministère des Affaires économiques et dans une moindre mesure sur Jules Hayot, Directeur de la Fédération des Industriels.

Les opérations

La chasse à l'investisseur est hautement compétitive, et secrète. C'est avec un clin d'œil que Joe Gurley a laissé derrière lui les traces qui montrent qu'il avait passé aux rayons X les opérations hollandaises et belges aux Etats Unis, personnel, documents, méthodes et procédures compris: un formidable raccourci dans la courbe d'apprentissage pour le Luxembourg.

Dès le début, une campagne fut lancée pour faire d'abord connaître l'existence du Luxembourg et pour entrer en contact avec les entreprises potentiellement intéressées à venir s'établir à Luxembourg. La brochure "Luxembourg, at the center of the Common Market, for your Industry", imprimée en 2.500 exemplaires, servait de support à cette campagne. Le bureau BID finissait par maintenir un fichier de 1.500 entreprises industrielles américaines. Les plus prometteuses faisaient l'objet de visites de prospection. Ainsi le Prince Charles s'est rendu aux Etats Unis pour trois séjours, du 13 septembre au 5 décembre 1959, puis en octobre 1960 et en octobre 1961 pour des visites avec Joe Gurley à Washington, Detroit, Chicago, Denver, San Francisco, Los Angeles, Kansas City et New York. La présence d'un membre d'une famille royale européenne dans ces années de "l'après Grace Kelly et Walt Disney" semble avoir été singulièrement efficace pour trouver porte ouverte dans les hautes sphères de l'industrie américaine, et particulièrement aussi auprès de la presse américaine.

L'action du BID pour faire connaître le Luxembourg comme endroit désirable a aussi eu un effet boomerang: l'endroit désirable a bel et bien dû mettre du make-up pour embellir les conditions d'accueil, le système des contributions et créer des aides à l'investissement. Les communes, telles que Steinsel, ont fait de grands efforts pour trouver des terrains industriels pour Bay State par exemple. Dans un rapport du 28 mars 1960 commandité par le Gouvernement, le bureau Gerbes, Kioes & Cie, fait l'analogie fleurie suivante: "Nous agissons comme un fleuriste qui dispose de belles fleurs dans son arrière-boutique, mais qui ne consent pas à en faire un bouquet pour l'exposer dans sa vitrine." Ce fut chose faite avec le passage de la loi-cadre d'expansion économique du 2 juin 1962.

La fin

L'histoire du BID se termine là, au 31 décembre 1961, abruptement. Le BID, au bout de trois ans à peine, était devenu victime de son succès. L'initiative de Joe Gurley a marqué un tournant dans l'histoire économique du Luxembourg. Ses succès, énumérés ci-dessous donnent la raison de cette dissolution, qui se résume par une entête dans le New York Herald Tribune du 12 février 1964: "One unemployed worker in all the duchy". C'était le problème invoqué, surtout par l'Arbed, pour terminer le BID en 1961: qu'il n'y avait plus de main d'œuvre et que les taux des salaires iraient en s'envolant. Cette vue, vigoureusement contestée par Joe Gurley dans un discours au Rotary le 8 décembre 1961 était cependant sans appel. Le monolithe avait parlé.

Treize ans plus tard, ironie de l'histoire, le monolithe s'éclatait en mille morceaux, nous laissant une "Division Anti-Crise" ou DAC financée par nos impôts. C'était aussi le cri au secours pour réinstaurer un "Board of Economic Development" ou BED en 1975, présidé par le Grand-Duc héritier Henri. L'histoire se répète.

Les résultats

Il est vrai que pendant son opération sur trois ans, le BID a eu des succès immédiats, et d'autres, les procédures de décision prenant du temps , dans les années suivantes. Voici, selon STATEC, les principales nouvelles implantations étrangères qu'il y a eues par année de constitution: Yates, Wiltz (60), Eurofloor - American Biltrite, Wiltz (61), ALCUILUX, Clervaux (61), Bay State Abrasives, Steinsel (61), No-Nail Boxes, Warken (61), Cleveland Crane & Engineering (62), Commercial Hydraulics, Diekirch (62), Texas Refinery, Echternach (62), Du Pont de Nemours, Contern (62), Norton, Bascharage (63), Monsanto, Echternach (63), P. Lorillard, Ettelbruck (63), Uniroyal, Steinfort (65), Eurocast, Grevenmacher (66), Morganite, Windhof (67), Continental Alloys, Dommeldange (69), GM, Bascharage (70). En tout plusieurs milliers d'emplois en 10 ans. Le budget du BID était de $45.000 pour ses trois années d'opération, donc probablement moins de $15 par emploi créé.

La vision de Joe Gurley a imprégné par la suite les politiques économiques de tous les gouvernements luxembourgeois. Ses méthodes sont toujours d'application et sans doute applicables universellement. Son œuvre innovatrice est de la trempe de la SES poussée par Pierre Werner ou du pavillon maritime luxembourgeois mené à bonne fin par Robert Goebbels.

Joe Gurley est décédé à son domicile à Youngstown, dans l'Etat du Ohio, le 9 janvier 2003. C'était un grand ami et bienfaiteur du Luxembourg.

Le cinquantième anniversaire de la création du BID était l'année passée.


Extrait de la brochure du BID de 1959


De g. à d. Joe Gurley, "the kids" et le Prince Charles de
Luxembourg en visite à Chicago in 1959


Joe Gurley, récipiendaire du titre de Commandeur dans
l'Ordre Adolphe de Nassau, entouré de sa femme "Chirpie",
Egide Thein, Paul Powers, CEO de Commercial Intertech
Ambassadeur Berns et Mme Powers. ca. 1994

Egide Thein

egidethein.blogspot.com

feierwon.blogspot.com